Depuis la crise, l’État a concentré ses interventions d’urgence sur les entreprises en difficulté. Ces dispositifs (CIRI, Commissaires au redressement productif…), bien qu’utiles, ne concernent pas les entreprises prospères qui pourraient faire encore mieux. C’est ce que pensaient, en Basse-Normandie, deux fonctionnaires entreprenants qui voulaient changer les choses. Mais avec quelles compétences pouvaient-ils accompagner le développement de ces entreprises ? Voici une expérience éclairante.
Des champions cachés
Bernard Quirin, cadre curieux et expérimenté, mis à la disposition du préfet de région par la Caisse des Dépôts, entreprend de repérer les entreprises qui se développent.
« La plupart, en milieu rural, loin des autoroutes et des principales agglomérations, n’étaient pas connues des services de l’État, parce qu’elles ne demandaient pas d’aides. À quelques exceptions près, comme Isigny Sainte-Mère, le grand public ne les connaissait pas.
J’ai également découvert que leurs performances remarquables les propulsaient aux premiers rangs européens, voire mondiaux. Pour les désigner, le terme de champions cachés, popularisé par le livre de Stephan Guinchard, s’imposait. »
Il remarque aussi combien leur appréciation de l’environnement économique, plus que les perspectives de marchés, pèse sur les décisions d’investissements : la morosité ambiante les freine. Il propose alors aux préfets de région successifs de travailler sur la perception de leur environnement par les industriels, en mettant en valeur les succès des champions cachés, pour inciter les entreprises à investir davantage.
Des « grands chefs à plumes » visitent les usines du bocage
Seul un choc pouvait rapidement mettre en lumière des succès ignorés. Pour Bernard Quirin, le contraste entre l’impression que la plupart ont d’un territoire et son dynamisme réel devait marquer les esprits. Dans le bocage normand, Vire, aux confins du Calvados, de la Manche et de l’Orne, mal desservie, est un vrai « village gaulois de champions cachés ». Le préfet s’y rend une journée entière, en novembre 2014, accompagné des responsables des administrations. Les « grands chefs à plumes », accueillis par la presse, le député, le sénateur et les élus locaux, visitent Seprolec, puis Degrenne et y mesurent la part prise à la production de succès mondiaux comme l’enceinte Phantom de Devialet ou Thermomix.
Au déjeuner, se pressent les entreprises les plus dynamiques, qui investissent, innovent, exportent. Certaines nouent des collaborations. Les journalistes découvrent ces « champions cachés » avec stupeur, mais l’expression les déculpabilise : ces entreprises étaient cachées, ils vont les faire connaître ! Quant aux administrations, elles s’étonnent quand les entreprises expriment leurs vrais besoins : attirer une main d’œuvre formée et développer des projets collaboratifs. Aujourd’hui, neuf entreprises de la région prennent part au succès de l’enceinte Phantom Gold, vendue dans le monde entier.
Une administration inspirante
Le préfet est convaincu : « Des opérations “champions cachés”, j’en veux plus ! » Elles se succèdent tous les deux mois. Amine Hamouche, jeune ingénieur des mines que Bernard Quirin, nommé Référent unique pour les investissements par le ministre de l’Économie, devait former, s’y engage avec enthousiasme et a une action déterminante dans la promotion des savoir-faire, particulièrement du label EPV (entreprises du patrimoine vivant), très porteur à l’international.
Tous deux proposent aux champions de les aider à tirer le tissu local vers le haut. Ils initient des clubs associant les entreprises les plus dynamiques, celles susceptibles de devenir des champions et celles ayant besoin d’être guidées vers l’excellence. Devenu directeur général adjoint à l’Économie de la Région Normandie, Amine Hamouche inscrit ce dispositif dans la stratégie régionale de développement économique et lance l’idée d’incubateurs : chaque champion caché identifiera une entreprise poulain qui, en étant accompagnée, deviendra à son tour un champion.
Cette idée serait restée utopique si des patrons ne s’étaient pas pris au jeu. Patrick Soghomonian, PDG de Seprolec, champion des cartes et des sous-ensembles électroniques, explique l’intérêt qu’il a trouvé à la démarche :
« À ma grande surprise, une sous-préfète est venue me demander ce que j’attendais des pouvoirs publics. Je lui ai répondu : « faire de Seprolec une ETI. » Elle m’a invité à contacter Bernard Quirin, qui a été conquis : « Je ne savais pas qu’une telle entreprise pouvait exister à Vire ! » À partir de là, nous avons travaillé ensemble.
Au départ, je pensais n’avoir besoin de rien, car je m’étais toujours débrouillé seul. Il m’a expliqué l’intérêt du CICE, dont beaucoup d’entreprises, qui n’en comprenaient pas le fonctionnement, avaient peur. Cela nous a permis, chaque année, de financer l’achat d’une machine. Puis il m’a suggéré de demander la prime à l’aménagement du territoire. Je n’avais pas le temps de passer des heures à remplir des papiers, mais il a su me convaincre et m’a aidé. Nous avons obtenu une subvention importante. Nous avons pris l’habitude d’échanger avec Bernard Quirin, puis avec Amine Hamouche. Ce dialogue m’a aidé à développer l’entreprise. »
Bernard Quirin et Amine Hamouche ont incité des entreprises à investir davantage : plus que la prime à l’aménagement du territoire et le CICE, ce sont les relations de confiance, leur connaissance fine du tissu industriel, leur pratique du « terrain », la qualité de leurs équipes et celle de leur veille sur les marchés et les tendances émergentes, qui le leur ont permis.
Une démarche transgressive
Cet activisme est décalé par rapport aux exigences des services centraux de l’État, configurés pour « suivre » des filières (aéronautique, chimie-matériaux, etc.). Pour les brillants esprits parisiens, les remontées du terrain doivent être rangées dans des cases prédéfinies. Pour Bernard Quirin, le « dialogue de gestion » seul, un exercice annuel de planification budgétaire, ne pouvait tenir lieu de stratégie. Il a convaincu son équipe d’en tirer une grande liberté d’action :
« Tout ce qui contribue à la croissance économique dans le respect de l’intérêt général doit être entrepris ; tout ce qui n’est pas explicitement interdit est autorisé. »
« Des préfets et sous-préfets nous ont soutenus. On ne nous a jamais empêchés d’agir, bien qu’on m’ait parfois reproché d’être un électron libre qui anime une PME à l’intérieur de la structure. À la fin de ma mission, la Basse-Normandie était dans le peloton de tête des investissements. La dernière année, le volume avait même doublé. »
Certes, leur démarche n’allait pas optimiser leurs carrières, mais les habitués de cette chronique savent que les entreprenants n’hésitent pas à prendre des risques, financiers ou de parcours, pour servir ce qu’ils pensent être le bien commun.
Pour en savoir plus, voir « Champions cachés, attractivité et rayonnement d’une région »