L’intelligence artificielle (IA) est un nouveau monde à conquérir de toute urgence nous dit-on. Alors au diable les précautions ! C’est peut-être oublier un peu vite que devant l’inconnu, les explorateurs avisés privilégient l’humilité et le discernement plutôt que l’intrépidité. Récit d’une première exploration en terre inconnue dans le secteur du recrutement par une multinationale française.

Depuis la victoire de la machine sur le champion du monde de jeu de go, l’IA est régulièrement présentée comme une solution qui règlerait tous les problèmes et surpasserait l’homme en tous points ou presque. Heureusement, des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent contre une telle utopie techniciste et rappellent le rôle indispensable de l’homme, du moins pour un certain nombre d’années encore. L’article publié par The Conversation « Mon DRH est une IA » n’en a paru que plus anachronique. L’auteur y fait en effet le portrait d’un DRH IA supérieur en tous points aux DRH humains : sans biais de raisonnement ni d’a priori dans ses prises de décision, il saurait dialoguer avec les personnes recrutées pour éviter le burn-out ou la perte de sens, et négocier au mieux leurs émoluments, bien sûr en bitcoins. Devant un tableau si éloigné des réalités de l’IA dans les entreprises, nous avons d’abord pensé qu’il s’agissait d’un conte mythologique. Mais comme l’auteur avance que ces nouvelles technologies sont utilisées dans les 500 plus grandes entreprises du monde, nous avons pensé qu’il était nécessaire d’apporter un témoignage qui relativise les choses. À la manière d’un récit d’exploration, suivons les pas d’Eva Azoulay, directrice du recrutement du groupe L’Oréal.

À la recherche de la cité de la diversité

Eva Azoulay

Le groupe L’Oréal est confronté à un problème peu banal. Il s’efforce d’éveiller le désir chez ses clients, mais aussi chez ses collaborateurs. Ils le lui rendent bien puisque L’Oréal reçoit dans le monde un million de candidatures par an. Un tel succès ne manque pas de placer les 170 recruteurs répartis dans le monde devant une difficulté : comment traiter un tel flux de candidatures sans tomber dans la facilité, qui consisterait à cibler certaines écoles ou autres critères réducteurs ? Cela irait à l’encontre des valeurs prônées par le groupe, qui affiche la diversité comme une de ses valeurs fondamentales. En effet, l’entreprise doit incarner dans sa propre organisation la diversité de ses clients du monde entier quelles que soient leur appartenance sociale ou culturelle, leurs nationalités, mais aussi leur formation.

C’est pour relever ce défi qu’est venue l’idée de recourir à l’intelligence artificielle pour aider les recruteurs. Une aide pour la productivité bien sûr, mais aussi et surtout une aide à l’élargissement effectif de la diversité des personnes recrutées :

« Nous avons commencé notre exploration à partir d’un cahier des charges précis afin que le choix de solutions IA corresponde à nos problématiques spécifiques. Certaines entreprises se précipitent sur des solutions du marché. C’est particulièrement dangereux, car celles-ci, bien que pléthoriques, ne sont pas au point. Cette précipitation soulève en outre des questions éthiques lorsqu’il s’agit de recrutement. »

Un assistant sans pouvoir

Comme beaucoup de grandes entreprises, L’Oréal utilise un chatbot, ce fameux robot conversationnel capable de converser en langage naturel avec un être humain et donc d’interagir infatigablement avec un interlocuteur. Mais ses possibilités conversationnelles ont été volontairement bridées à des échanges très factuels : il vérifie que les prérequis du poste sont remplis, que la localisation et la disponibilité du candidat sont compatibles et renseigne sur ce qu’il est utile de savoir sur l’Oréal. Cette étape débarrasse les recruteurs de tâches chronophages et sans valeur ajoutée et permet au candidat de savoir immédiatement que sa candidature est recevable et prise en compte. Un service très apprécié des candidats. Ce chatbot, réduit à un rôle d’assistant sans possibilité de décision, a pour mission de fluidifier l’entrée en relation sans risque d’exclusion. Des cas imprévus ont donné quelques sueurs froides aux porteurs du projet. Ces ratés ont été heureusement rapidement corrigés. Par exemple, croyant respecter la volonté d’une candidate mal entendante qui ne voulait pas être recontactée par téléphone mais préférait l’être, logiquement, par courriel, l’IA a poliment remercié la candidate et mis à fin à la conversation. Ce cas que personne n’avait imaginé s’est produit malgré une approche particulièrement prudente et attentive. On comprend ici ce que pourrait avoir d’aventureux de vouloir exploiter au plus vite toutes les potentialités des chatbots.

L’apprentissage de la diversité

La deuxième solution est un algorithme développé par une start-up et personnalisé par l’Oréal. Elle permet, par quelques questions ouvertes, d’évaluer l’adéquation des candidats à la culture de L’Oréal et aux profils recherchés. On leur demande, par exemple, de décrire en quelques lignes une situation d’inconfort professionnel dont ils ont pu sortir de façon créative. La machine détermine un score pour chaque candidat en fonction des réponses, mais elle ne les sélectionne en aucun cas. C’est sur la base de ce score et des autres informations du dossier que le recruteur décide seul de rencontrer ou non le candidat.

Par rapport à quel référentiel étalonner les réponses ? Certainement pas en demandant à des experts extérieurs, mais au contraire en faisant un travail approfondi avec les membres de l’entreprise. Dans chaque pays qui souhaitait s’engager dans cette démarche – aucun n’y a été forcé –, les questions ont été testées sur des collaborateurs expérimentés, avec un panel le plus diversifié possible. Cet étalonnage est refait régulièrement pour élargir toujours plus la base de connaissance.

Aujourd’hui, une quinzaine de filiales réparties dans différents pays utilisent soit le chatbot, soit le test de compatibilité culturel, soit une combinaison des deux outils. Les entités locales sont libres de leurs choix : ces solutions ne sont en effet pertinentes que pour de grandes quantité de candidatures à traiter et lorsque les équipes sont prêtes à s’investir dans la maîtrise de la machine.

« Il ne suffit pas d’appuyer sur un bouton pour que tout fonctionne. Il nous faut constamment être sur nos gardes, contrôler, mesurer, revenir vers nos partenaires pour modifier telle ou telle chose, tester et faire des contre-tests, etc. Cela représente énormément de travail. »

C’est un investissement lourd lors de l’apprentissage et qui ne s’arrête jamais, car si la machine apprend avec l’expérience, il en est de même des humains et des organisations chargés de maîtriser cette puissance technologique.

Concilier audace, patience et modestie

À lire bien des propos d’experts sur l’IA, on a l’impression que les data récoltées à profusion suffiraient à déterminer un fonctionnement optimisé du système. Pour qui connaît les organisations et la capacité d’inertie de leurs membres quand ils se sentent agressés, on peut douter de ce rêve prométhéen, surtout en matière de gestion des ressources humaines. Les déconvenues risquent de se payer cash à travers l’image renvoyées par les réseaux sociaux.

L’expérience de l’Oréal montre une voie beaucoup plus sage et plus prometteuse qui pour être particulièrement humble dans la mise en œuvre ne renonce en rien à l’ambition. On associe souvent les entreprenants à des objectifs ambitieux et à la prise de risque. C’est oublier qu’un peu d’humilité et d’ingéniosité permettent souvent de réduire les risques aux seuls aléas imprévisibles.

Michel Berry et Christophe Deshayes, École de Paris du management

Pour en savoir plus, voir L’intelligence artificielle pour diversifier les recrutements chez L’Oréal


1 commentaire

Riveline · 19 juin 2020 à 19 h 19 min

Excellent article.Le piège est dans la définition de l’intelligence. Amitiés. C.Riveline

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